Il est un ministre qui ne se trompe jamais. Toute erreur, toute tentative de correction de lĠerreur, toute erreur sĠajoutant ˆ lĠerreur, y prennent le nom de rŽforme. RŽformer, tel est son mode dĠtre. Ainsi ne sont-ce pas toujours les raisons qui lĠy poussent ; mais bien souvent cĠest son tre-mme —surdŽterminŽ par des enjeux politiques— qui le conduit aprs-coup ˆ se trouver des raisons, ˆ grands renforts de rapports, de sondages et dĠŽtudes de Ç spŽcialistes È, communiquŽs au moment opportun et conseillant comme par hasard des rŽformes que ce ministre avait dŽjˆ dŽcidŽ de mettre en oeuvre. Ce ministre est celui de lĠŽducation nationale.

Ainsi les rŽformes se suivent et se superposent dans une unitŽ parfois problŽmatique, au point o, ˆ force de corriger lĠerreur par lĠerreur, lĠenseignement finit par se trouver dans une situation critique. Non seulement les rŽformes constituent alors pour les enseignants leur milieu, au point de devenir pour certains une seconde nature, mais elles produisent une situation telle que deviennent effectivement nŽcessairesÉde nouvelles rŽformes !

CĠest dans ce contexte quĠintervient le projet de rŽforme du lycŽe Ç proposŽ È par le ministre. Ë strictement parler, il faudrait dire que ce projet est imposŽ, les nŽgociations nĠŽtant ouvertes quĠavec les seuls syndicats qui sĠengageraient par avance ˆ en accepter la ligne directrice. Ë ce jour sont signataires le SNES, le SGEN-CFDT, l'UNSA, le SNALC, qui tŽmoignent ce faisant Žgalement dĠun sens trs particulier de la nŽgociation.

Une rŽforme de plus, dira-t-on. Beaucoup le croient. Une rŽforme salutaire pour dŽbloquer une situation intenable ? Certains ont cet espoir, espoir savamment entretenu par le ministre qui, ˆ et lˆ, distille des propos suggŽrant des perspectives de revalorisation qui seraient liŽes ˆ cette rŽforme : les vieilles recettes sont toujours efficaces. Une once de lassitude, de dŽsespoir et dĠillusion : tout semble prŽsent pour que cette rŽforme passe dans lĠindiffŽrence gŽnŽrale. A cela sĠajoute une sorte de pragmatisme aveugle (qui nĠest pas Žtranger ˆ lĠ Ç esprit È qui rgne au sein du ministre) consistant ˆ se dire : Ç aprs tout, pourquoi pas ? Nous verrons bien aprsÉ È Belle absence de rationalitŽ que de jouer ainsi lĠŽducation sur un coup de dŽs. Car cĠest bien le principe mme de lĠŽducation nationale qui est en jeu ici. De quoi est-il question ?

Leon dĠŽducation sommaire. Monsieur le ministre juge que les diffŽrentes sections en lycŽe gŽnŽral posent des problmes. Soit. Les choses sont certainement perfectibles. Quels perfectionnements envisage-t-il ? Il suffit de dŽtruire les sections ; il nĠy a plus de problmes ! Que nĠy a-t-on songŽ plus t™t ? Il est vrai quĠun brillant rapport avait dŽjˆ recommandŽ de Ç sauver È la filire littŽraire  (non sans avoir prŽalablement noirci la situation) en la vidant de son contenuÉ

Ce qui motive cette rŽforme est dŽjˆ dĠordre Žconomique. Le prŽsident de la RŽpublique dans son allocution du 24 avril 2008 disait: Ç Ce sont les rŽformes qui permettront les suppressions de postes È (pour rappel, 11200 ˆ la rentrŽe 2008, 20000 ˆ la rentrŽe 2009). Ainsi est-il dŽrisoire de lutter contre les suppressions de postes sans lutter contre les rŽformes !

De fait la rŽforme ˆ venir promet dĠtre dĠune redoutable efficacitŽ. Actuellement, la division des classes en sections ayant des programmes spŽcifiques empche thŽoriquement tout regroupement (mme si cette aberration existe dŽjˆ souvent pratiquement en langues notamment), ce qui nŽcessite un professeur dĠune matire par section. Avec ce qui se prŽpare (il y aurait un tronc commun sur lequel se grefferaient des Ç modules È), seul lĠeffectif serait dŽterminant. Cela signifie que de nombreux enseignants seront amenŽs de plus en plus ˆ travailler sur plusieurs Žtablissements et ˆ avoir en charge plus de classes encore (cette surcharge de travail se faisant nŽcessairement, ayant moins de temps ˆ leur consacrer, au dŽtriment des Žlves). Il serait cependant na•f de ne voir dans cette rŽforme quĠune tentative de rationalisation des moyens : cĠest la fin poursuivie qui sĠen trouve elle-mme transformŽe.

Ce qui se passe dans lĠŽducation nationale sĠinsre dans le cadre plus gŽnŽral dĠune destruction massive de la fonction publique au nom dĠune idŽologie libŽrale qui, comme toute idŽologie, ne dit pas son nom en se prŽsentant comme ce qui nŽcessairement doit tre fait, et qui tient lieu de pensŽe ˆ la plupart des dirigeants politiques, de droite comme de Ç gauche È, et constitue la colonne vertŽbrale de cette Europe politique. CĠest en ce sens dans la droite ligne (cĠest le cas de le dire) de la Directive europŽenne sur la libŽralisation des services. Ainsi est-on en train de verrouiller, comme pour la conjurer, toute forme dĠalternative possible. CĠest ce que lĠon pourrait appeler (mais est-ce une nouveautŽ ?) le totalitarisme libŽral. Aprs la constitution et le code du travail, voici venu le temps de lĠŽducation.

LĠŽcole doit-tre une entreprise qui comme telle est soumise aux lois du marchŽ et doit tre rentable. La concurrence qui en rŽsulte est censŽe providentiellement sĠeffectuer pour le plus grand bien de tous. Bien plus, elle doit introduire aux lois du marchŽ ces petits homo economicus non seulement par lĠenseignement de ces Ç lois È (comme si lĠŽconomie Žtait une science et nĠavait pas dĠhistoire, comme si toute dŽcision Žconomique nĠŽtait pas dans le mme temps une dŽcision politique), au point dĠen suggŽrer lĠŽtude ds lĠŽcole primaire (cf. le rapport Attali), mais aussi en produisant le consommateur.

Ces Žlves que lĠon se pla”t souvent ˆ dŽcrier comme consommateurs (mais ne les a-t-on pas dŽjˆ produits ainsi par les rŽformes passŽes ?) sont et vont plus encore tre le rŽsultat de ce que lĠŽducation nationale en fait (elle a beau jeu de dire que les Žlves ont changŽ, quĠils constituent Ç un nouveau public È auquel il sĠagit de sĠadapter). Tel est le ma”tre mot : lĠŽcole doit sĠadapter aux Žlves (ˆ qui lĠŽducation nationale, fidle ˆ son habitude, fait dire ce que justement elle projette de faire. CĠest encore une telle instrumentalisation des Žlves ˆ laquelle on vient dĠassister ˆ travers le choix des sujets pour lĠŽpreuve du baccalaurŽat de philosophie en terminale littŽraire et dont sĠest fait lĠŽcho Jean-Paul Jouary dans un article de LibŽration du lundi 23 juin 2008) et adapter les Žlves (!) au marchŽ du travail (au service duquel doit donc se mettre lĠŽducation nationale, qui nĠa plus dĠŽducation que le nom). Les Žlever ? Quelle idŽe ! CĠest lˆ la mme sophistique par laquelle on justifie la mŽdiocritŽ des programmes tŽlŽvisŽs par la demande des tŽlŽspectateurs, comme si la tŽlŽvision ne les produisait pas comme tels. LorsquĠelle projette de faire une Žcole ˆ la carte o lĠŽlve pourrait faire son marchŽ (mais peut-il seulement choisir ?), cĠest bien comme consommateur quĠelle le produit.

En admettant mme quĠune telle Žcole du choix puisse tre souhaitable dans son principe (ce qui nĠest pas le cas), encore faut-il quĠun tel choix soit possible. Or, pour que cela soit le cas, il faut premirement que de multiples possibilitŽs soient offertes. Ce nĠest dŽjˆ pas le cas actuellement dans tous les Žtablissements scolaires ; comment peut-on sŽrieusement penser que cela serait le cas une fois supprimŽes les sections ? Lˆ encore, laissons la parole ˆ Nicolas Sarkozy qui disait dans lĠallocution prŽcitŽe ˆ propos du systme Žducatif actuel : Ç il faut en finir avec tout un tas dĠoptions o personne ne va È. Ce seront les effectifs par classe qui seront seuls dŽcisifs, et la  surcharge de travail pour les enseignants a pour pendant pour les Žlves ˆ la fois pour beaucoup de moins bonnes conditions de travail et pour la plupart une diminution des matires enseignŽes (pourquoi les maintenir dans un Žtablissement si elles nĠattirent pas suffisamment dĠŽlves ?). Une telle Žcole ˆ la carte o seraient possibles de multiples voies est une fiction, ˆ plus forte raison quand lĠheure est aux Žconomies. Cette fiction est le lieu mme de la confusion savamment entretenue entre libŽralisme et libertŽ, confusion qui sĠaccompagne toujours dĠune approche trs formelle et vide de la libertŽ.

En admettant mme que de telles possibilitŽs soient maintenues, le choix pour un Žlve nĠa pas plus de sens pour autant. Un choix vŽritable peut-il tre en effet autre chose quĠun choix rationnel ? Mme en classe de terminale, la plupart des Žlves sont mus par des dŽsirs, visant le plaisir immŽdiat et fuyant le dŽplaisir immŽdiat. O est le choix ? Une telle Žcole ˆ la carte prŽsuppose acquis ce que seule lĠŽducation peut permettre de faire advenir, ˆ savoir la rationalitŽ. ĉtre ŽlevŽ ˆ celle-ci, tel est bien le sens mme du nom dĠŽlve. On ne saurait reprocher aux Žlves dĠtre soumis au principe de plaisir ; on ne peut que sĠŽtonner du fait que lĠŽducation nationale sĠen remette ˆ un tel principe. En procŽdant ainsi, elle dŽtruit sa raison dĠtre (il est significatif ˆ cet Žgard que lĠon parle dans le milieu scolaire de moins en moins dĠŽlves et de plus en plus de Ç jeunes È).

Une telle Žcole parachve un processus qui, derrire le mot dĠordre idŽologique affirmant quĠil sĠagit de mettre lĠŽlve au centre (comme si les enseignants nĠavaient que faire des Žlves !), a conduit ˆ mŽpriser les matires, la culture et ce faisant les Žlves eux-mmes au nom du mythe (idŽologique lˆ encore) de lĠinterdisciplinaritŽ, par le biais, pour ne citer quĠeux, de cette supercherie intellectuelle que sont les T.P.E.. Les I.UF.M. et nos chers pŽdagogues avec la participation de bons nombres de syndicats enseignants ont bien souvent activement contribuŽ ˆ ce mouvement de dislocation ; la disparition des IUFM ne serait pas en ce sens une mauvaise nouvelle si ce qui Žtait envisagŽ ˆ la place ne revenait pas ˆ Ç iufmiser È les facultŽs, par le biais de ces pseudosciences de lĠŽducation et de la dissolution des contenus dĠenseignement. Exit la culture, vive la communication. Les futurs enseignants seront de grands communicants, nĠen doutons pas. Ils nĠauront rien ˆ enseigner, mais ils lĠenseigneront bien. Les concours de recrutement sont directement menacŽs (ce qui constitue pourtant, quelles que soient les imperfections, le seul moyen dĠŽvaluer objectivement les compŽtences), et ce qui est visŽ ˆ travers eux, cĠest le statut mme des enseignants, le recrutement devant sĠeffectuer alors Ç idŽalement È directement par les Žtablissements scolaires, le but avouŽ par le ministre Žtant qui plus est de parvenir ˆ 35 % de vacataires, tellement flexibles, mallŽables, politiquement neutralisŽs et Žconomiquement rentables !

Il est vrai quĠil nĠy a pas besoin de penser pour consommer. Il faut mme surtout ne pas penser pour ne pas perturber les Ç lois È du marchŽ, et il est significatif de constater que la philosophie et la dimension critique de lĠenseignement de lĠŽconomie, pour ne citer quĠelles, sont lĠobjet de critiques intenses de la part du ministre. LĠŽcole, pour reprendre la formule dĠAlthusser, a toujours ŽtŽ un Appareil IdŽologique dĠŽtat. Voilˆ maintenant quĠelle risque de nĠtre plus que cela, et dans sa forme la plus pure. Aprs avoir digŽrŽ ce qui pouvait encore lui rŽsister, le capital va pouvoir poursuivre sa t‰che.

Mais il ne faut pas dŽsespŽrer. Il y  aura toujours des Žlves privilŽgiŽs qui seront bien orientŽs et pour qui leur milieu choisira pour eux le bon jeu dĠoptions (car il est illusoire de croire que tous ces Ç choix È se vaudront pour les Žtudes aprs le baccalaurŽat, il y aura toujours des voies royales et des impasses). Et que peut tre la valeur nationale dĠun bac qui sĠindividualise ? Il ne suffit pas de dŽtruire lĠŽducation ; il faut encore dŽtruire son caractre national (que cela soit ˆ travers le statut des enseignants o ˆ travers la valeur du baccalaurŽat). La formule actuelle des filires nĠempchait pas les inŽgalitŽs, mais garantissait une qualitŽ dĠenseignement minimale pour tous les Žlves ; avec le projet actuel dĠun tronc commun, cĠest ce minimum qui se trouve rŽduit ˆ la portion congrue. Suffisamment pour que les classes sociales dites supŽrieures et les autres, celles dont elles tirent leur puissance, puissent tre assurŽes de se reproduire. Quand les hŽritiers nous gouvernent, il nĠy a rien ˆ en attendre. Les ma”tres auront toujours besoins de valets.

Vincent Maclos

vincent.maclos@free.fr